frater.jpg (7109 octets)          Association  Fraternité   Saigon  -  Cholon  (Bác Aí

 

Bulletin N° 12
Novembre 1994

 

Il est de mode aujourd'hui de faire tourner tout éditorial autour des "Affaires". Je vous tranquillise tout de suite, je ne suivrai pas la mode. Il existe une Justice; laissons la faire son métier sans y ajouter nos bavardages, en espérant seulement qu'elle ne confonde pas indépendance et infaillibilité, juges et politiciens. Ne tirons pas trop vite de conclusions définitives sur notre époque. Sans remonter au Déluge et en restant dans les limites de notre pays, la liste des "indélicats" comporte des noms célèbres : sous la Monarchie, l'Empire et nos différentes Républiques. La différence - nulle sur le plan moral - est que les indélicatesses sous la Monarchie nous ont au moins laissé les magnifiques châteaux de Jacques Cœur et de Fouquet. Sous l'Empire, un Talleyrand affirmait avoir toujours veillé à la compatibilité de son intérêt personnel avec celui de la France. Avec les Républiques, "l'indélicatesse" se démocratise; un gendre du Président vend des Légions d'Honneur comme de vulgaires bretelles puis on descend plus bas encore avec l'affaire Stavisky où il y a mort d'homme. Je n'effleurerai pas les dernières décennies afin d'éviter de blesser les vivants et de transformer mon éditorial en une œuvre de plusieurs volumes.

Mais tournons la page et aérons!

Devant l'extension de la criminalité, la banalisation de la délinquance, l'argumentation de plus en plus répandue de la responsabilité des victimes de ces délinquants, une certitude se dégage, la dégénérescence de l'Ethique, le recul généralisé de la morale. On le voit à travers la délectation des "médias" à éplucher bruits et rumeurs et à patauger avec délice dans cette boue des affaires. Plus de vie privée, plus de famille, plus d'amis pour les victimes, mais davantage de lecteurs pour la presse écrite et hausse de l'Audimat pour la télévision, le spectacle remplace l'information. Comme nous sommes en Démocratie, dans un pays de liberté, tout citoyen a le droit de s'exprimer librement, de tout dire. Cela peut donner un discours instructif, enrichissant, moral pour la communauté ou au contraire, destructeur, vulgaire, grossier voire immoral, selon que nous avons à faire à des savants ou des héros, à des criminels ou des crétins.

Devant ces débordements, on suggère de nouvelles lois. Mais ce n'est pas en légiférant que l'on réhabilitera l'éthique. Le problème doit être abordé à deux niveaux. En haut par la restauration de l'autorité de l'Etat, en bas par le rétablissement de l'enseignement, et surtout de 1"Education" de la Morale. Pour ce qui concerne l'Etat, il est temps de veiller à l'équilibre entre les deux piliers de la démocratie : le débat et la volonté. Le débat implique la consultation de tous ceux qui sont aptes à donner leur avis, cette aptitude a des limites d'âge (enfance, adolescence), de niveau de culture (les illettrés, les aliénés) de niveau moral (certains condamnés, récidivistes). Le débat clos, il faut une volonté, un pouvoir honnête et fort, c'est-à-dire qui met en application les conclusions du débat sans que chacune de ses décisions ne soit ensuite à chaque fois remise en question par une grève, une manifestation, une campagne de presse.

Enfin, l'éthique doit nous revenir par le bas. C'est à l'âge où l'enfant entre à l'école que l'on doit consolider son éducation morale dont les premiers éléments ont déjà dû être inculqués dans la famille. Il fut un temps où l'étude de la morale était quotidienne, j'irai plus loin en affirmant que, si c'est déjà un énorme progrès de prévoir quinze minutes chaque jour et l'étude d'une maxime, il faut aller plus loin. J'ai toujours insisté auprès d'enseignants sur le fait que la totalité de l'enseignement doit être "imprégnée" de morale. Dans toutes les matières où cela est possible, il faut saisir chaque occasion pour souligner l'aspect moral d'une action, d'une anecdote, d'une idée. Mais cela ne peut se faire que si l'enseignant lui-même est un exemple. Pour ma part, si j'ai dû parler dans mes cours de littérature de Jean-Jacques Rousseau, je n'ai jamais pu le faire que par obligation professionnelle, mais sans enthousiasme, n'ayant aucune estime pour l'homme qui disserte de l'Education alors qu'il a abandonné ses enfants à l'Assistance Publique. A lui s'applique parfaitement la phrase célèbre du dernier Président du Vietnam : "N'écoutez pas ce qu'ils disent, regardez ce qu'ils font".

Mais en plus de l'exemple, il faut aussi "recharpenter" l'enseignement. Avant d'entasser des matières de plus en plus nombreuses dans la tête d'un enfant, il faut lui apprendre à apprendre et d'abord "qu'apprendre est un travail". Aujourd'hui le mot est devenu tabou : classes vertes. classes de neige, apprendre en s'amusant... l'anglais sans peine, l'allemand facile.. etc... Or, il faut redire constamment à l'enfant que toute réussite dans la vie repose d'abord sur le travail, que celui-ci exige un effort, que l'effort implique persévérance, laquelle ne se réalise pas sans patience. Il faut du temps pour toute réalisation, et tout en essayant d'appliquer la maxime "vite et bien", savoir que la qualité implique une certaine durée, car le temps ne respecte pas ce que l'on fait sans lui. Ensuite, revenir à cet exercice trop souvent réduit à sa plus simple expression quand il n'est pas abandonné, la récitation hebdomadaire. Là encore par le choix des textes qui doivent être sélectionnés parmi les plus beaux de notre si riche littérature, veiller chaque fois que cela est possible au code moral. Un enfant qui a appris "Le laboureur et ses enfants" n'oubliera jamais que "le travail est un trésor". De plus, il meublera sa mémoire d'un capital qui lui servira toute sa vie en réalisant en plus un exercice de gymnastique de l'esprit dont il tirera bénéfice dans toutes les matières.

J'aime à citer cet exemple de Galilée, physicien qui a révolutionné l'astronomie avec l'invention du télescope et le calcul des marées. Il était capable de réciter par cœur 10 000 vers de la "Jérusalem délivrée" de Tasse. Nul doute que cette gymnastique de la mémoire n'ait eu sa répercussion sur le développement général du cerveau et de l'intelligence.

Enfin recentrer l'enseignement de base sur la nature sans verser dans la mode de l'écologie plus politique qu'intelligente qui sévit trop souvent, mais en s'appuyant sur ses lois et ses phénomènes. Il est vrai que la courbe descendante de la morale coïncide avec la progression de la civilisation urbaine et le déclin de la civilisation agricole. L'homme de jardin s'épanouissait dans le monde de la nature ou d'une ville proportionnée à la nature et à l'homme. Celui qui a vu grandir un arbre depuis la graine jusqu'à sa maturité finale, sait qu'il faut du temps, des soins (tuteurer, élaguer) ce qui s'applique à l'homme. A ceux qui veulent "révolutionner". il suffit de leur faire essayer de mettre les branches d'un arbuste en terre en laissant à l'air les racines pour qu'ils réalisent l'absurdité du changement permanent et ne confondent plus "progression" avec chambardement. Enfin, il faut rendre un but, un idéal à ces enfants. Notre civilisation ne nous propose plus qu'un objectif, gagner toujours plus d'argent pour consommer toujours plus. Tous les gouvernements nous proposent d'augmenter le pouvoir d'achat, de relancer l'économie pour augmenter la consommation, c'est-à-dire la destruction immédiate. Louis XIV avait économiquement parlant - investi un très gros capital dans Versailles; mais Versailles nous reste, il a participé au rayonnement historique et culturel de la France, et d'ailleurs, il rapporte par ses visiteurs aujourd'hui davantage que le Musée du Louvre. Aujourd'hui le même capital est investi dans des milliers de voitures qui dans dix ans seront des tonnes de ferraille. Notre civilisation occidentale moderne est en train de devenir un gigantesque pique-nique sans lendemain. Or une civilisation qui n'a plus d'avenir est une civilisation neurasthénique, car l'homme est fait pour se diriger vers l'avenir et on ne peut se diriger quelque part que si l'on ait sinon un but, du moins une direction. Quelle est la direction du monde moderne : combat de classe, conflit de générations, rivalités nationales, rivalités économiques ? Où voyez-vous actuellement un sentiment propulseur de l'homme; où voyez-vous une espérance; quelle est la raison d'être de notre monde? C'est sur cet angle et à partir de ces constatations que nous rendrons à notre jeunesse un but avec l'exaltation de la montée vers un idéal, et que nous ferons décliner délinquance, drogue, immoralité.

En 1974, Malraux disait "Nous sommes la première civilisation qui ne sache pas le sens de la vie : nous sommes la première civilisation qui, à la question "que font les hommes sur la terre ?", répond : "je ne sais pas". Cela n'est jamais arrivé dans l'histoire. La science fait énormément de choses, on le sait mais il y en a une qu'elle ne peut pas faire c'est "un homme". C'est peut-être pour cela que "l'homme" est en voie de disparition. Il voit s'amenuiser
sa raison d'être et sa personnalité, à mesure que ses moyens techniques augmentent. Il va mourir étouffé, écrasé par ces moyens techniques qui ne servent à rien, sinon à le servir dans la minute où il vit. Déjà en 1955 au bout de sa vie, Einstein disait "Celui qui a le sentiment que sa propre vie et celle de ses semblables sont dépourvues de sens est non seulement malheureux mais il est à peine capable de vivre".


Pour se convaincre de cette évidence que le monde ne sait plus où il va, il suffit de constater l'évolution de l'art en un siècle. Où est maintenant dans la peinture la joie de vivre, le bonheur, la beauté que l'on pouvait admirer chez un Renoir ? . Après l'éclatement des formes, le morcellement, la dislocation, l'explosion, la désintégration, nous aboutissons, comme on l'a vu dans ces expositions de plusieurs toiles, toutes semblables, immaculées ou au contraire toutes noires, au Rien, au Néant. En musique, nous sommes passés de l'Harmonie à la "Disharmonie", puis à la cacophonie pour aboutir au tintamarre assourdissant, abrutissant dont on saoule notre jeunesse par le matraquage mercantile des médias.

Il faut rétablir par l'éducation et dès la tendre enfance le sentiment du qualitatif en face du quantitatif; et quand on prend la voie de la recherche de la qualité, on commence à comprendre que ce chemin de la qualité nous mène par la marche en avant qu'il implique vers l'Infini. L'homme qui n'a pas cette marche en avant, vers quelque chose qui lui paraît l'accomplissement de l'effort, cet homme n'a plus de raison d'être; et nous sommes en train de glisser vers cette lâcheté immense de tout laisser faire par la machine. Un jour, l'homme sera assis dans une chaise mécanique et il aura un robot qui lui fera ouvrir la bouche pour le gaver, ce jour là l'homme moderne sera arrivé à l'accomplissement de son destin.


Faisons en sorte qu'un sursaut nous évite de sombrer aussi loin dans cette nuit et espérons que comme dans Rostand le coq Chantecler fait par son cri lever le soleil, nous puissions par ce sursaut, de nouveau faire poindre l'aurore.

Le Président
Michel BRUN

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